Le tournant de la numérisation massive dans les sociétés occidentales a été pris il y a une bonne dizaine d’années. Observons son évolution :

Courbe de l"évolution de la quantité de données numérisées, en zeta octets (1 Zo = 1000 000 000 000 Go, ou mille milliards de giga octets, Go)

Notons la forme exponentielle, et si on retourne en 2008, moment du lancement des premiers "smartphones", il y avait 40 fois moins de data qu'en 2020 ... autre tournant de l'accélération du tout numérique, comme vous le verrez dans la seconde courbe ci dessous.

La médiocratie, une gouvernance qui s'appuie sur les médias, réduisait la politique à une mise en scène, s'est muée en infocratie où les campagnes deviennent des guerres de données. Cela perturbe de nombreuses sphères de la vie sociale, y compris celle de la politique. Les campagnes électorales sont désormais menées comme des guerres de l'information avec des bots et des armées de trolls, et la démocratie est en train de dégénérer en infocratie. L’élection de Donald Trump en 2016 aux Etats-Unis en est une illustration marquante.

Dans son livre "Se distraire à en mourrir", le théoricien des médias Neil Postman montre comment l’infotainment mène à la dégradation de la faculté de jugement humaine et précipite dans la crise la démocratie qui se transforme alors en télécratie. Par la mise en scène du jeu politique,la distinction entre fiction et réalité s’estompe.

La démocratisation d’outils « d’intelligence  artificielle » disposant de bases de données gigantesques aura également un impact important sur le fonctionnement des sociétés des pays développés dans les années à venir. On observe déjà le déluge d'informations issu de la numérisation massive de nos vies. Il menace de nous submerger, car il nous place dans un océan de communication frénétique et compulsive.  Si les machines nous relaient dans notre recherche d’information et leur structuration, elles renseignent aussi des tiers sur nos intérêts, croyances et préférences.

La psychométrie (ou psychographie), regroupent des techniques pour établir des profils de personnalités. L'ingénierie sociale est définie comme l'ensemble des moyens de communication mis en œuvre pour conditionner le comportement d'une population, en vue de la faire agir dans le sens de son intérêt et/ou dans le sens de l'intérêt général. Ces domaines de connaissances, déjà anciens, sont largement  utilisés dans l'internet contemporain. Entre la data produite par les utilisateurs et les flux de données "exfiltrées" pour être stockées et retraitées ailleurs, la production numérique est en passe d'exploser et il faudra bien trouver le moyen de tempérer la technofolie ambiante. Les projections sur la croissance des données numériques me questionnent :

Projection de la croissance des données numérisées, en zeta octets.

Si ces projections sont correctes, cela signifie que la masse de données va doubler d'ici moins de trois ans... Une limite est elle souhaitable ? Si oui est-elle envisagée ?

 

 

Byung-Chul Han, un philosophe d'origine coréenne résidant en Allemagne, a publié « Infocratie » (PUF). Dans son magnifique essai, le philosophe explore les effets de notre « société postfactuelle », où la notion de vérité se dissout progressivement et engendre un nihilisme moderne. Les sociétés modernes voient naître une nouvelle rationalité numérique, connectée au big data et à l'IA. La crise de la notion de vérité, est reprise du monde décrit dans le roman 1984 par George Orwell, et le texte Byung-Chul Han est nourrit de références philosophiques : Rousseau, Arendt, Habermas, Orwell. Nietzsche, Socrate, j'en oublie...

Je vous partage quelques citations issues d'Infocratie :
"Dans la société de l’information, les milieux d’enfermement du régime disciplinaire se dissolvent dans les réseaux ouverts. Les principes topologiques suivants s’appliquent au régime d’information : les discontinuités sont abolies au profit des continuités. Les ouvertures prennent la place des fermetures. Les cellules d’isolement sont remplacées par des réseaux de communication."

"Dans le régime d’information, les gens s’efforcent d’eux mêmes d’avoir une visibilité, tandis que le régime disciplinaire la leur impose."

Autrefois, le capitalisme industriel fondait son régime disciplinaire sur la contrainte et la répression. Aujourd’hui, le capitalisme informationnel numérisé exploite la liberté au lieu de la réprimer.  Ainsi, la motivation et l'optimisation remplacent la surveillance et la punition.  Dans ce système, nous nous croyons libres, alors qu’en réalité des pans entiers de notre vie sont enregistrés afin de déterminer nos préférences, nos désirs, nos croyances (politiques et religieuses). Par une compilation algorithmique complexe, ce système parvient à influencer notre comportement d'un point de vue psycho-politique. Et avec une logique de répétition implacable qui utilise les données qui nous déterminent, il est tout à fait envisageable d’orienter et de contrôler nos opinions et nos décisions.

Encore des citations de Byung-Chul Han :
"Le paradoxe  de la société de l’information est le suivant. Les gens sont prisonniers des informations. Ils se ligotent eux mêmes en communiquant et en produisant des informations. La prison digitale est transparente."
"La salle des machine de la transparence est obscure."

Sous le régime du capitalisme informationnel numérisé, les mécanismes de pouvoir fonctionnent non pas parce que les gens sont conscients du fait qu'ils sont surveillés en permanence, mais parce qu'ils se perçoivent comme libres. Cette critique de la politique à l'ère de l'information invite à réfléchir sur nos pratiques numériques et aux moyens de préserver la confidentialité de nos données.
"Le smartphone se révèle un informateur efficace qui nous soumet à une surveillance durable."
"Le pouvoir disciplinaire répressif cède la place au pouvoir smart qui n’ordonne pas mais chuchote, qui ne commande pas mais nudget, c’est à dire qui incite, par des moyens subtils à guider notre comportement."

"La philosophie actuelle est totalement dépourvue de lien à la vérité. Elle détourne de l’aujourd’hui. Elle est par conséquent aussi dépourvue d’avenir."

Quel chemin suivre pour adapter nos usages numériques ? C'est à chacun de choisir en replaçant les outils au service d'objectifs conscientisés, et non comme une fin en soi. Je vous livre deux dernières citations de l'ouvrage Infocratie qui m'ont fait réfléchir à ce sujet "Les followers prennent part à une eucharistie numérique."
"En régime d’information, être libre, ce n’est pas agir mais cliquer,liker et poster."

L'infocratie, nouvelle forme de pouvoir imposée, nous questionne sur la  voie à suivre. L'utilisation de logiciels open source, est probablement l'un des rares chemins permettant une utilisation responsable des systèmes de communications basés sur Internet, des matériels informatiques connectés (de poche ou de bureau) et des logiciels installés. Les logiciels open source sont des logiciels dont le code est public (facile de voir, pour quelqu'un d'averti, ce qui est programmé) et généralement gratuits. Cela permet de sortir avec un OS LInux de l'emprise d'Apple (MacOS et iOS, Microsoft (Windows) ou Google (Android).

L'infocratie caractérise le fonctionnement du capitalisme informationnel contemporain. Comprendre ses rouages nous aide à être plus conscients des enjeux et risques et nous invite à revisiter le sens de nos usages des technologies, et à rendre nos vies plus libres.