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132 - LES ÉTATS-UNIS PEUVENT-ILS NOURRIR LA CHINE ?

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Publication de l’Earth Policy Institute
Mise à jour du Plan B
23 mars 2011

LES ÉTATS-UNIS PEUVENT-ILS NOURRIR LA CHINE ?

 

texte original:
www.earth-policy.org/plan_b_updates/2011/update93

Lester R.Brown , traduit par Marc Zischka et Frédéric Jouffroy

En 1994, j’ai écrit un article dans le magazine World Watch intitulé “Qui va nourrir la Chine ?” qui a plus tard été développé dans un livre portant le même titre. Quand l’article est paru à la fin août, la conférence de presse n’a eu qu’une portée limitée. Mais quand il a été publié à nouveau le week-end suivant en première page de la rubrique Perspectives du Washington Post sous le titre “Comment la Chine pourrait affamer le monde”, il a déclenché une tempête politique à Pékin.

La première réponse fut une conférence de presse au ministère de l’Agriculture, le lundi matin, où le vice-ministre Wan Baorui a critiqué l’étude. Les progrès techniques, dit-il, permettront au peuple chinois de se nourrir. La suite fut un flot d’articles contestant mes conclusions, et orchestré par le gouvernement.

Cette forte réaction m’a surpris. Avec le recul, même si j’avais suivi de près la Grande Famine de 1959-61, au cours de laquelle quelque 30 millions de personnes moururent de faim, je n’avais pas pleinement mesuré les cicatrices psychologiques qu’elle a laissé. Les dirigeants de Pékin sont des survivants de cette famine. De par cette expérience traumatisante, aucun dirigeant ne pouvait reconnaître que la Chine pourrait un jour avoir à importer une grande partie de sa nourriture. La Chine, disaient-ils, a toujours été autosuffisante pour son alimentation, et il en sera toujours de même.

Quand les chefs du Parti ont pris conscience de la situation, ils ont décidé de lancer un programme pour conserver l’autosuffisance en céréales. Le gouvernement a rapidement adopté plusieurs mesures clés stimulant la production, dont une augmentation de 40 pour cent des subventions payées aux agriculteurs pour cultiver des céréales, une augmentation du crédit agricole, et de lourds investissements dans le développement de variétés de leurs cultures principales –blé, riz et maïs- à haut rendement.

La Chine a compensé la perte de terres arables dans ses provinces côtières à cause de l’industrialisation rapide, par le défrichement des prairies dans ses provinces du nord-ouest ; cette mesure a contribué à l’émergence de l’énorme Dust Bowl (zone de poussière) à laquelle le pays est confronté. La terre est labourée trop intensivement, et le développement de l’irrigation se fait par surpompage des nappes phréatiques.

Enfin, le Parti a pris consciemment la décision de renoncer à l’autosuffisance en soja et de concentrer ses ressources agricoles pour rester autosuffisant en céréales. Les conséquences de cet abandon relatif du soja dans le pays d’où il est originaire, ont été spectaculaire. En 1995, la Chine produisait et consommait près de 14 millions de tonnes de soja. En 2010, cette production était toujours de 14 millions de tonnes, contre une consommation de près de 70 millions de tonnes, utilisée en grande partie comme complément dans l’alimentation en céréales des volailles et du bétail. La Chine importe aujourd’hui les quatre cinquièmes de son soja. (Voir les données )

Cette décision de la Chine d’importer de grandes quantités de soja a conduit à une restructuration de l’agriculture dans l’hémisphère occidental, seule région du monde capable de répondre à cette énorme demande. Les États-Unis ont maintenant plus de terres plantées en soja qu’en blé. Le Brésil consacre plus de terres au soja qu’à toutes les autres céréales réunies. L’Argentine, qui a deux fois plus de terres plantées en soja qu’aux céréales, est en passe de devenir une monoculture de soja. Dans le continent américain dans son ensemble, il y a maintenant plus de terres plantées en soja qu’en blé ou en maïs.

ble mais soja occident

Les États-Unis, le Brésil et l’Argentine, les trois grands producteurs de soja, représentent maintenant plus de 80 pour cent de la production mondiale et presque 90 pour cent des exportations de soja. Près de 60 pour cent des exportations mondiales de soja sont destinées à la Chine.

exportation soja Chine


Malgré les efforts herculéens de la Chine pour augmenter sa production de céréales, plusieurs tendances convergentes entravent aujourd’hui l’atteinte de cet objectif. Certaines, comme l’érosion des sols, existent de longue date ; la capacité de pomper jusqu’à l’épuisement des nappes phréatiques n’est apparue qu’au cours des dernières décennies ; enfin, la croissance extraordinaire du parc automobile chinois et l’artificialisation des terres ne date que de quelques années.
 
Les labours excessifs et le surpâturage créent un gigantesque Dust Bowl dans le nord et l’ouest de la Chine. Chaque année en fin d’hiver et au début du printemps, les nombreuses tempêtes de poussière de la région sont maintenant régulièrement enregistrées par les images satellite. Par exemple, le 20 mars 2010, une tempête de poussière suffocante a recouvert Pékin, incitant le bureau météorologique de la ville à déclarer dangereuse la qualité de l’air, et à conseiller vivement aux habitants de la ville de rester chez eux ou de se couvrir le visage quand ils sortaient. La visibilité était faible, obligeant les automobilistes à allumer leurs phares même en plein jour.

Pékin ne fut pas le seul endroit touché. Cette tempête de poussière exceptionnelle s’est abattue sur de nombreuses villes chinoises dans cinq provinces, affectant directement plus de 250 millions de personnes. Ce n’était pas un événement isolé. Chaque printemps, les habitants des villes de l’est de la Chine, dont Pékin et Tianjin, restent cloîtrés quand les tempêtes de poussière arrivent. Ils doivent mener une lutte incessante pour empêcher le sable de rentrer dans les maisons et pour nettoyer les pas-de-porte et les trottoirs, sans compter les difficultés respiratoires et des irritations des yeux dues la poussière. Le prix à payer est encore plus lourd pour les agriculteurs et les éleveurs qui voient se dégrader leurs moyens de subsistance
 
Pour Wang Tao, l’un des meilleurs spécialistes mondiaux du désert, entre 1950 et 1975 la désertification a gagné en moyenne plus de 1 500 km2. A la fin du siècle dernier, ce chiffre était passé à près de 3 600 km2 par an. La tendance est claire.
 
La Chine est maintenant en guerre ; son territoire est menacé, non par des armées d’invasion, mais par l’extension des déserts. Les anciens déserts progressent et de nouveaux se forment, tels des groupes de guérilla frappant à l’improviste et obligent Pékin à vainement combattre sur plusieurs fronts, mais sans succès.

Un rapport de l’Ambassade des Etats-Unis intitulé “ Expansion et fusion des déserts” décrit des images satellites qui montrent deux déserts au nord de la Chine centrale en train de s’étendre et de se fondre en un seul grand désert couvrant les provinces de Gansu et de la Mongolie intérieure. A l’Ouest de la province de Xinjiang, deux déserts encore plus larges –le Taklimakan et le Kumtagh- sont aussi en voie de fusionner. Les autoroutes qui passent dans cette région de plus en plus étroite, sont régulièrement envahies par des dunes de sable.

On estime que 24 000 villages au nord-ouest de la Chine ont été totalement ou partiellement abandonnés depuis 1950, les agriculteurs ayant été obligés de partir suite à la progression des dunes de sable au dépend des terres agricoles. Contrairement au Dust Bowl des années 1930 aux Etats-Unis, où de nombreux agriculteurs des Grandes Plaines ont migré vers la Californie, les paysans chinois n’ont pas de côte Ouest vers laquelle aller. Ils se déplacent vers les villes de l’Est déjà densément peuplées.

Le surpompage d’eau, comme le surlabourage, est également un fléau. La demande de produits alimentaires en Chine s’étant considérablement accrue, des millions d’agriculteurs chinois ont foré des puits d’irrigation pour augmenter leur production. En conséquence, les nappes phréatiques baissent et les puits commencent à s’assécher dans la Plaine du Nord de la Chine, qui produit la moitié de blé de la Chine et le tiers de son maïs. Le pompage excessif des aquifères pour l’irrigation accroît temporairement la production alimentaire, créant une bulle qui éclate en fin de compte quand la nappe est épuisée. L’Earth Policy Institute estime que quelques 130 millions de Chinois sont nourris avec des céréales produites par le surpompage, qui est par définition un phénomène court terme.

Dans une interview en 2010 donnée à Steve Mufson, journaliste au Washington Post, He Qingcheng, expert chinois des eaux souterraines, soulignait que les pompages souterrains couvrent désormais les trois quarts des besoins en eau de Pékin. Les forages de la ville doivent plonger à 300 mètres pour atteindre l’eau, soit cinq fois plus profond qu’il y a 20 ans. Il indique aussi qu’avec l’épuisement de l’aquifère profond situé sous la Plaine de la Chine du Nord, la région perd sa dernière réserve d’eau, son unique matelas de sécurité. Ses inquiétudes trouvent un écho dans le langage inhabituellement brutal d’un rapport de la Banque Mondiale sur la situation de l’eau de la Chine, qui prévoit “des conséquences catastrophiques pour les générations futures” si l’approvisionnement et la consommation d’eau ne sont pas rapidement ramenés à l’équilibre.

Dans le même temps, la Chine perd des terres arables au profit de la construction résidentielle et industrielle, et de l’artificialisation des terres provoquée par la progression effarante du nombre de voitures. En 2009, La Chine est passée pour la première fois devant les Etats-Unis, avec 14 millions de ventes de véhicules. En 2010, celles ci ont bondi à 18 millions, et devraient atteindre 20 millions en 2011 soit le chiffre le plus élevé jamais atteint dans n’importe quel pays. Lorsque le parc automobile augmente de 20 millions d’unités, ceci implique la transformation de 400 000 hectares de terres en routes, en autoroutes et en parkings. En Chine, les automobiles et les agriculteurs sont désormais en concurrence directe pour les terres arables.

La Chine rurale est également confrontée à une réduction de la main d’œuvre disponible. Avec l’augmentation des salaires dans l’industrie, Il devient de plus difficile de trouver dans les zones rurales des jeunes prêts à travailler pour de faibles revenus. Les terres marginales et les petites parcelles sont abandonnées car n’étant plus rentables. Les possibilités de double culture, fort demandeuse en main-d’œuvre (blé d’hiver puis maïs en été dans le Nord, ou double récolte annuelle de riz dans le Sud), diminuent avec la baisse du nombre de bras disponibles. Cette pratique de double culture avait spectaculairement augmenté la production céréalière de la Chine.

L’ensemble de ces tendances concourent à réduire la production alimentaire de la Chine. En novembre 2010, l’indice des prix alimentaires était en progression de 12 % par rapport à l’année précédente, constituant un danger sur le plan politique. Après 15 années de quasi autosuffisance en céréales, la Chine va désormais vraisemblablement bientôt se tourner vers le marché international pour importer des quantités énormes de céréales, comme elle l’a déjà fait pour 80 pour cent de son soja.

imporations chinoises de céréales


Quelle quantité de céréales la Chine va t’elle importer ? Sera t’elle comparable à ses importations de soja? Personne ne le sait vraiment, mais si la Chine devait seulement importer 20 pour cent de ses céréales, cela représenterait 80 millions de tonnes, soit un montant légèrement inférieur aux 90 millions de tonnes que les États-Unis exportent (http://www.earth-policy.org/datacenter/xls/update93_11.xls) chaque année dans le reste du monde. Une forte pression supplémentaire pèserait sur les quantités limitées de blé et de maïs disponibles à l’exportation.

L’avenir de la Chine est écrit : elle devra presque certainement se tourner vers le monde extérieur pour son approvisionnement en céréales afin d’éviter une déstabilisation politique due à la hausse des prix alimentaires. Pour importer d’énormes quantités de céréales, la Chine fera nécessairement largement appel aux États-Unis, de loin le premier exportateur mondial de céréales. Cette dépendance à l’importation de céréales, en provenance en grande partie des États-Unis, représentera pour la Chine la réalisation de son pire cauchemar.

Pour les consommateurs américains, ce pire cauchemar de la Chine pourrait devenir le nôtre. Si la Chine entre avec force sur le marché des céréales des États-Unis, comme cela semble désormais inévitable, les consommateurs américains vont se retrouver en concurrence pour la récolte de céréales des États-Unis avec 1,4 milliards de consommateurs chinois aux revenus en forte progression, ce qui provoquera l’augmentation des prix alimentaires.

Cette augmentation porterait non seulement sur le prix des produits fabriqués directement à partir de céréales, comme le pain, les pâtes et les céréales du petit déjeuner, mais également sur celui de la viande, du lait et des oeufs, dont la production demande des quantités beaucoup plus importantes de céréales. Si la Chine ne devait seulement importer qu’un cinquième de ses céréales, il y aurait probablement une pression des consommateurs américains pour limiter ou interdire les exportations vers la Chine, comme les États-Unis l’ont fait dans les années 1970, pour les exportations de soja vers le Japon.

Mais, concernant la Chine, les États-Unis sont face à une situation très différente. La Chine achète en effet chaque mois les Bons du Trésor mis sur le marché par le gouvernement américain pour financer son déficit budgétaire. Elle détient plus de 900 milliards de dollars de ces Bons : la Chine est le banquier des Etats-Unis. Dans le passé, les États-Unis pouvaient limiter l’accès à leurs céréales comme ils l’ont fait dans les années 1970, mais cela n’est sans doute plus possible aujourd’hui avec la Chine.

Le monde est sur le point de changer pour les Américains, qui vivent dans un pays qui fut pendant plus de 50 ans le grenier à blé du monde, et qui n’a jamais connu de pénuries alimentaires ni d’emballement des prix. Qu’on le veuille ou non, nous allons devoir partager notre récolte de céréales avec les Chinois, quel que soit l’impact sur le prix de notre alimentation.

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NOTE: Une version abrégée de cet article est parue dans la section Perspectives du Washington Post (http://www.washingtonpost.com/wp-dyn/content/article/2011/03/11/AR2011031106993.html) le 13 mars 2011

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