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124 - LA GRANDE CRISE ALIMENTAIRE DE 2011

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Publication de l’Earth Policy Institute
Mise à jour du Plan B
14 janvier 2011

LA GRANDE CRISE ALIMENTAIRE DE 2011*


Lester R. Brown, traduit par Marc Zischka, Frédéric Jouffroy et Pierre-Yves Longaretti

texte original:
http://www.earth-policy.org/plan_b_updates/2011/update90

En ce début d’année, le prix du blé atteint un record historique au Royaume-Uni ; des émeutes de la faim se propagent à travers l’Algérie ; la Russie importe des céréales pour nourrir ses troupeaux de bovins jusqu’au début du pâturage de printemps ; en Inde, un taux d’inflation de 18% des denrées alimentaires déclenche des manifestations ; la Chine recherche à l’étranger des quantités potentiellement très importantes de blé et de maïs ; Le gouvernement mexicain achète du maïs à terme sur les marchés pour éviter une hausse ingérable des prix de la tortilla ; enfin, le 5 janvier, l’organisation des Nations Unies pour l’alimentation et l’agriculture a annoncé que son indice des prix alimentaires de décembre 2010 avait atteint son record absolu.

Alors que dans les années passées la flambée des prix des matières premières était provoquée par des accidents météorologiques, celle-ci est aujourd’hui due à l’évolution tendancielle en sens contraire des deux termes de l’équation de l’offre et de la demande alimentaire. Du côté de la demande, les facteurs impliqués sont la croissance démographique, l’accroissement de la richesse, et l’utilisation des agro-carburants automobiles. Du côté de l’offre, ce sont l’érosion des sols, l’épuisement des nappes phréatiques, la perte de terres arables au profit d’usages non agricoles, le détournement de l’eau d’irrigation vers les villes et la stagnation des rendements dans l’agriculture des pays développés, et, liées au changement climatique, des vagues de chaleur dévastatrices pour les cultures et la fonte des glaciers de montagne et des calottes glaciaires. Ces dernières tendances liées au climat devraient avoir des conséquences bien plus graves dans le futur.

Il y a pourtant au moins une perspective encourageante du côté de la demande: la croissance démographique mondiale, après un maximum de 2 pour cent par an vers 1970, a chuté à moins de 1,2 pour cent par an en 2010. Mais, la population mondiale ayant presque doublé depuis 1970, cette croissance représente encore de 80 millions de personnes par an. Ce soir, il y aura 219 000 nouvelles bouches à nourrir, et beaucoup d’entre elles s’attableront devant des assiettes vides. 219 000 personnes supplémentaires nous auront rejoint demain soir. Cette croissance ininterrompue finit par mettre à l’épreuve à la fois les compétences des agriculteurs et les limites des ressources en terres et en eau de la Terre.

En sus de la croissance démographique, près de 3 milliards de personnes adoptent une alimentation plus riche, comportant une part plus importante de produits d’élevages, forts consommateurs en céréales. L’augmentation de la consommation de viande, de lait et d’œufs dans les pays émergents est sans précédent. La consommation totale de viande de la Chine est aujourd’hui déjà presque deux fois celle des États-Unis.

La troisième source majeure de croissance de la demande est l’utilisation de cultures pour la production de carburant automobile. Aux États-Unis, sur les 416 millions de tonnes de céréales produites en 2009, près de 119 millions — soit de quoi nourrir 350 millions de personnes sur une année — ont fini dans les distilleries d’éthanol. L’investissement massif des Etats-Unis dans les distilleries d’éthanol place les automobiles et les populations en position de concurrence directe sur le marché céréalier mondial. En Europe, où une grande partie du parc automobile fonctionne au diesel, il existe une demande croissante pour le biodiesel, principalement produit à partir d’huile de colza et de palme. Cette demande en cultures oléagineuses en Europe va non seulement réduire les terres disponibles pour la production alimentaire mais aussi conduire au défrichement des forêts tropicales en Indonésie et en Malaisie pour y planter des palmiers à huile.

L’effet combiné de ces trois demandes croissantes est stupéfiant : il conduit à un doublement de la croissance annuelle de la consommation mondiale de céréales. Cette croissance, d’une moyenne de 21 millions de tonnes par an de 1990 à 2005 est passée à 41 millions de tonnes par an entre 2005 à 2010. La plus grande partie de cet énorme progression est attribuable aux investissements massifs effectués aux États-Unis dans les distilleries d’éthanol entre 2006 et 2008.

De nouvelles contraintes sur l’offre sont apparues au moment où l’augmentation de la demande en céréales doublait, alors même que s’amplifiaient celles présentes de longue date — telle l’érosion des sols. On estime que l’érosion de la couche arable dépasse sa régénération sur un tiers des terres cultivables dans le monde, entrainant une chute de productivité. Deux énormes Dust Bowls (zones de poussière) se forment, l’un à travers le nord-ouest de la Chine, la Mongolie occidentale et l’Asie centrale, et l’autre en Afrique centrale. Chacun de ces Dust Bowls est de taille largement supérieure à celui des années 1930 aux États-Unis.

Les images satellite montrent un rythme constant de tempêtes de poussière quittant ces régions, chacune charriant généralement des millions de tonnes de la précieuse couche arable. Au nord de la Chine, quelque 24 000 villages ont été totalement ou en partie abandonnés, les prairies ayant été détruites par le surpâturage et les terres cultivées recouvertes par des dunes de sable en mouvement constant.

Dans les pays subissant une forte érosion des sols, comme la Mongolie et le Lesotho, la production de céréales diminue à mesure que l’érosion réduit les rendements, avant l’abandon final des terres cultivées. Il en résulte une progression de la faim et une dépendance accrue aux importations. Haïti et la Corée du Nord, deux pays aux sols très érodés, sont chroniquement dépendants de l’aide alimentaire mondiale.

Pendant ce temps, les superficies irriguées dans de nombreuses régions du monde sont en réduction rapide de par l’épuisement des nappes phréatiques. Ce phénomène relativement récent est lié à l’utilisation à grande échelle de pompes mécaniques pour exploiter les eaux souterraines. Aujourd’hui, la moitié de la population mondiale vit dans des pays où les nappes phréatiques sont en baisse du fait de pompages excessifs asséchant les aquifères. Quand un aquifère est épuisé, le pompage se limite alors forcément à son taux de recharge à moins qu’il s’agisse d’un aquifère fossile (non renouvelable) ; dans ce cas, le pompage s’arrête complètement. Mais tôt ou tard, la baisse des nappes phréatiques va se traduire par une hausse des prix des denrées alimentaires.

Les superficies irriguées sont en baisse au Moyen-Orient, notamment en Arabie Saoudite, en Syrie, en Irak, et peut-être au Yémen. L’Arabie Saoudite, qui était totalement dépendante d’un aquifère fossile aujourd’hui asséché pour assurer son autosuffisance en blé, voit sa production tomber en chute libre. Entre 2007 et 2010, la production de blé en Arabie Saoudite a chuté de plus des deux tiers. Elle devrait avoir complètement disparu en 2012, plaçant le pays en dépendance totale de céréales importées.

Le Moyen-Orient arabe est la première région géographique où la raréfaction grandissante de l’eau provoque la réduction de la récolte de céréales. Mais les zones de stress hydrique le plus sévère se situent en Inde, où les chiffres de la Banque Mondiale indiquent que 175 millions de personnes se nourrissent de céréales issues de terres irriguées par surpompage. En Chine, la population concernée par ce problème s’élève à environ 130 millions de personnes. Aux États-Unis, l’autre producteur mondial majeur de céréales, la superficie irriguée diminue dans des États agricoles clés comme la Californie et le Texas.

La dernière décennie a vu l’émergence d’un autre frein à la croissance de la productivité agricole mondiale : la diminution des possibilités de mise en œuvre de technologies inexploitées. Dans certains des pays les plus avancés, les agriculteurs utilisent toutes les technologies disponibles pour accroître les rendements. Au Japon, premier pays où fut observé une augmentation continue des rendements des céréales à l’hectare, ceux du riz stagnent depuis 14 ans. En Corée du Sud et la Chine, ceux-ci sont maintenant proches de ceux du Japon. Il est raisonnable de penser que les agriculteurs de ces deux pays sont confrontés aux mêmes contraintes qu’au Japon ; dans cette hypothèse, plus d’un tiers de la production mondiale de riz proviendra bientôt de pays disposant d’un faible potentiel d’accroissement de leur production rizicole.

Une situation similaire se dessine pour les rendements de blé en Europe. En France, en Allemagne et au Royaume-Uni, ces rendements stagnent. Ces trois pays pris ensemble produisent environ un huitième de la récolte mondiale de blé. La conversion de terres cultivées en usages non agricoles constitue une autre tendance ralentissant la croissance de la récolte mondiale de céréales : l’étalement urbain, les constructions industrielles, et le goudronnage des terres pour le réseau routier et le stationnement mobilisent des terres préalablement cultivées dans la vallée centrale de Californie, le bassin du Nil en Egypte, et dans les pays densément peuplés en voie d’industrialisation, comme la Chine et l’Inde. En 2011, 20 millions de voitures neuves devraient être vendues en Chine, record absolu pour tous les pays. La règle empirique utilisée aux Etats-Unis est que l’ajout d’un million véhicule au parc automobile d’un pays induit le goudronnage de 800 km2, souvent au détriment des terres cultivées.

Les villes en forte croissance sont également en concurrence avec les agriculteurs pour l’eau d’irrigation. Là où l’eau est rare, comme dans la plupart des pays du Moyen-Orient, le nord de la Chine, le sud ouest des États-Unis, et l’essentiel de l’Inde, détourner l’eau vers les villes se fait au détriment de l’irrigation. La Californie a perdu environ 400 000 hectares de terres irriguées ces dernières années, les agriculteurs ont vendu d’énormes réserves en eau pour couvrir les besoins de millions de personnes à Los Angeles et San Diego.

L’élévation des températures rend aussi plus difficile une progression assez rapide de la récolte céréalière mondiale pour suivre le rythme accéléré de la demande. Les agronomes ont une règle empirique selon laquelle une augmentation de 1°C au-dessus de la température optimale en période de croissance des céréales provoque une baisse de 10 pour cent de leurs. Cet effet a été très visible au cours de l’été 2010 dans l’ouest de la Russie, quand les récoltes ont été anéanties par des températures bien au-dessus de la norme.

Une autre tendance émergente menaçant la sécurité alimentaire est la fonte des glaciers de montagne. Ce phénomène est particulièrement inquiétant dans l’Himalaya et le plateau tibétain, où la fonte des glaciers contribue non seulement à alimenter les grands fleuves d’Asie pendant la saison sèche, comme l’Indus, le Gange, le Mékong, le Yang-Tseu-Kiang et le fleuve Jaune, mais aussi les systèmes d’irrigation qui dépendent de ces fleuves. Sans cette eau de fonte des glaces, la production de céréales baisserait en flèche, avec une augmentation des prix en conséquence.

Enfin, sur le long terme, la fonte des glaces du Groenland et de la péninsule Ouest Antarctique et la dilatation thermique des océans menacent de faire monter le niveau des mers de près de 2 mètres au cours de ce siècle. Une hausse même limitée à un mètre inonderait la moitié des rizières au Bangladesh, ainsi qu’une grande partie du delta du Mékong d’où provient la moitié du riz au Vietnam, deuxième exportateur mondial. Il existe au total quelques 19 autres deltas de fleuves rizicoles en Asie où la production serait considérablement réduite par la montée du niveau des mers.

L’envolée actuelle des prix mondiaux des céréales et du soja et plus généralement des prix alimentaires n’est pas un phénomène temporaire. Nous ne pouvons plus nous attendre à un retour à la normale ; dans un monde où le système climatique est en changement rapide, toute référence à la normalité perd son sens.

L’agitation de ces dernières semaines n’est qu’un début. Ce n’est plus le conflit entre les superpuissances lourdement armées qui menace la paix mondiale, mais la montée des pénuries alimentaires, la hausse des prix, et la crise politique qu’elles vont entraîner. A moins que les gouvernements ne redéfinissent rapidement la notion de sécurité en réaffectant certaines dépenses militaires pour investir dans l’efficacité hydrique, la conservation des sols, la stabilisation démographique, et des actions de limitation du changement climatique, le monde sera, selon toute vraisemblance, confronté à un futur caractérisé simultanément par une plus grande instabilité climatique et une plus grande volatilité des prix alimentaires. Les prix alimentaires ne pourront que continuer à augmenter si le “business as usual” se poursuit.

*NOTE : Cet article a été publié dans le magazine Foreign Policy, le mardi 10 Janvier 2011.

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Lester R. Brown est le Président de l’Earth Policy Institute et l’auteur de World on the Edge: How to Prevent Environmental and Economic Collapse.

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